Au lendemain du championnat de France, quelques pilotes affamés de kilomètres sont allés tester le potentiel du décollage du col d’Izoard, idéalement placé pour des circuits dans l’est des Alpes du Sud. D’abord Jeremy Soper qui tourne un triangle de 240 km, puis, quelques jours après, Tao Lé, qui réalise un magistral triangle FAI de 284 km ! Tao nous raconte…
Ça fait longtemps que j’étudie les sites les plus favorables aux très longues distances en delta en permettant de décoller tôt le matin. Saint-Hilaire-du-Touvet en fait partie mais marche bien essentiellement au printemps où il y a moins d’heures de soleil.
À l’origine de la tentative…
L’an dernier, Baptiste Lambert a bouclé en parapente le premier triangle FAI de 350 km au monde depuis le col d’Izoard. C’est là que j’ai commencé à vraiment m’intéresser à ce col et à regarder toutes les options de parcours depuis celui-ci. Le plus grand triangle FAI de France en delta était celui de Tonio [NDLR : Antoine Boisselier] : 280 km depuis Saint-Hil’ en 2010 ! On a des machines qui volent plus vite et avec une meilleure finesse ; je me dis qu’on devrait être en mesure de dépasser les 300 km. Donc ça fait un an que je suis à l’affût des conditions pour aller tenter un grand triangle depuis ce site.
L’an dernier j’étais aux mondiaux en Macédoine quand il y a eu les bons créneaux, et cette année j’étais aux championnats de France quand Édouard Potel a battu le record de Baptiste avec son vol de 352 km le 6 août. Alors quand j’ai vu qu’il y avait potentiellement une autre fenêtre de tir juste après le championnat j’ai saisi ma chance.
La veille, j’ai étudié les cartes météo sur tout le parcours pour me faire une idée des options que je pourrais prendre une fois en l’air et j’ai repéré quels parcours permettaient de faire quelle distance. Bien sûr, ce sont les conditions une fois en l’air qui décident ; on ne peut que prévoir grossièrement à l’avance ce qui va se jouer. Comme c’est la première fois que je tentais ce triangle, je me suis fixé un timing inspiré des vols de Baptiste et Édouard pour mes points de contournement : 14 h 45 pour le deuxième point de contournement et 18 h pour le troisième. Une fois en l’air comme j’ai pris du retard j’ai décidé de pousser un peu en décalant ces deux points de 15 minutes.
Niveau préparation physique, on peut dire que c’était intense (un peu trop !) : début juillet, je faisais mon premier 240 km depuis Laragne en 8 h 23 de vol, et depuis mi-juillet j’ai enchaîné trois semaines assez intenses de compétition : l’Open d’Ager, les prémondiaux au même endroit et les championnats de France à Laragne, pour un total de 17 vols et 56 h en l’air. Le dimanche après cette dernière compétition je me suis accordé une journée de repos ; j’espérais bien voler le lendemain plus longtemps que je ne l’ai jamais fait. Ma préparation matérielle était assez usuelle : instruments de vol, caméra et portable bien chargés, camel back bien rempli, trois barres de céréales et on y va !
Début de vol : le Queyras
Il est 10 h 30, je décolle assisté par Pawel, un pilote polonais venu découvrir le site. Quelques parapentes sont déjà en l’air et nous montrent que ça monte doucement, mais ça monte. On décolle certes à 2 500 m, mais la vallée est à 1 800 m et on perd déjà pas mal d’altitude avant de rejoindre la face sud-est où se trouve la porte d’extraction, ça laisse peu de marge à la prospection.
Arrivé à 3 100 m au Clôt de la Cime, je transite vers l’est.
Les crêtes sont très généreuses en thermiques déjà bien formés et je rejoins assez facilement la frontière italienne. Le paysage est somptueux, des vautours enroulent avec nous sur ces hautes cimes… et haut, il vaut mieux le rester, car en bas ce n’est que dans des alpages en contre-pente qu’on pourrait poser.
Le retour vers le col de l’Izoard se passe tout aussi bien, je ferai même un plein à 3 800 m avant de repasser au-dessus du col. En revanche, dès qu’on quitte ces hauts reliefs protégés pour se rapprocher de la Durance, on sent le vent qui rentre et les thermiques deviennent bien turbulents. Je refais 3 100 m et traverse en direction des Écrins.
Première branche : Écrins et Dévoluy
Midi est déjà passé quand j’attaque les faces est des Écrins au-dessus de Freissinières. Le vent de la vallée de Guillestre est déjà bien présent et les thermiques turbulents, mais ça monte très bien et je monte au fur et à mesure que je suis la crête vers le centre du massif.
À 3 600 m sur la tête de la Cannonière, je m’élance vers le col d’Orcières. J’y parviens en ayant perdu 400 m et regagné 100 m ; la marge est correcte, mais ce col reste très impressionnant à passer, d’autant qu’on sent le vent venir de l’autre côté. Je refais 3 600 m et m’élance vers le vieux Chaillol où je navigue entre différents thermiques pour remonter à 3 100 m. Cette fois-ci c’est le Drac qu’il faut traverser avec un bon vent travers gauche pour rejoindre le Dévoluy.
Cette transition est plus longue et difficile que la première, c’est le premier vrai point de difficulté du vol. Je ne suis pas confortable du tout à 1 900 m sur des faces est brossées par le vent. Je n’arrive pas à grand-chose avec ces thermiques qui me dérivent vers le nord alors je lutte pour rejoindre les faces sud du pic de Gleize. 2 600 m, ouf ! La raccroche est réussie ! Je peux peut-être souffler un peu… Eh bien non ! Toute la zone au nord du Cuchon est brossée par un fort vent du sud. Je tente une approche directe vers le pic de Bure, mais c’est raté ! Je tombe du ciel sous le vent de la tête de la Clappe et dois rebrousser chemin… Retour à 1 900 m dans des thermiques soufflés.
Dès que je suis assez remonté, je passe cette fois-ci au sud de la Clappe avant de rejoindre le pic de Bure et de réussir enfin à monter jusqu’à 3 400 m.
Avec tout le temps perdu dans ces basses couches il est déjà 14 h 45, timing du deuxième point de contournement. Je n’en ai cure et décide de continuer encore un peu vers le nord-ouest pour rejoindre la tête de Vachères au sud du Grand Ferrand. Je suis tout près de ma maison, ma petite vallée dans le Trièves et ça me met du baume au cœur pour tenter de rattraper mon retard.
Deuxième branche : contre le vent
Au retour vers le pic de Bure, je suis contré par un venturi impressionnant ! On n’est pas très content quand on lit 16 km/h en vitesse/sol ! Et arrivé sur la face sud-ouest, tu es accueilli par une magnifique machine à laver. Mais une machine à laver qui monte, alors on ne va pas se plaindre… La dérive sud-est est énorme, mais je parviens à monter à 3 700 m avant de prendre un cap en plein face au vent vers Céüse. Le choix de prendre cette ligne-là a été très difficile. Au vu de la force du vent j’allais progresser lentement, c’était évident. Devais-je plutôt faire un détour par le Piolit et Dormillouse ? Là-bas le sud devenait sud-ouest et il aurait été bien plus facile d’avancer.
Mais j’ai préféré m’en tenir à cette ligne en me disant qu’une fois que j’aurai rejoint la montagne de Jouère, il ne devrait pas être si fort que ça. Mille mètres de perdus une fois arrivé sur Céüse… ça aurait pu être pire. Je refais 3 300 m et repars face au vent vers Malaup. Et là je prends une belle rouste : presque 2 000 m de perdus avant d’arriver dans le venturi de Monêtier-Allemont. Il fallait bien un point bas à ce vol, alors pourquoi pas là ?
Heureusement la face ouest de la tête de Boursier marche bien et me permet de rejoindre Malaup où le thermique ne manque pas non plus le rendez-vous. À 2 700 m avec ce vent de face, je suis trop bas pour rejoindre Jouère directement et je dois faire un arrêt à l’est de Clamensane, une occasion de se faire dériver encore un peu plus. L’arrivée à Jouère s’apparente à un havre de paix après l’arène des gladiateurs. Les thermiques sont moins hachés et dérivent moins, Alléluia !
Mais à m’amuser face au vent j’ai encore aggravé mon retard et la ligne que je visais initialement (la Bigue, Cousson et Moustiers-Sainte-Marie) est quasi bleue et semble à présent irréaliste. Il me faut une meilleure ligne pour optimiser la petite heure qu’il me reste pour aller le plus au sud possible. Le vent est maintenant sud-ouest, je bifurque donc vers le sud-est pour suivre les cumulus et n’avoir « que » du vent de travers.
Et c’est là, incertain de mon sort à 2 000 m dans la vallée de la Javie, que le Cheval Blanc vient à mon secours : un joli +5 m/s doux et régulier en compagnie de deux planeurs qui me remontent à 3 200 m ! Je n’avais jamais goûté thermique plus savoureux !
Fou de joie, je m’élance à nouveau plein sud (dépassant à nouveau le timing de 18 h que je m’étais fixé pour le troisième point de contournement). Je refais 3 400 m au-dessus du Charvet et vais vers Saint-André-les-Alpes. Est-ce que je suis en train de pousser ma chance trop loin ? Le retour vent dans le dos devrait être aisé… mais j’ai encore un sacré paquet de bornes à faire pour rentrer ! La voix de la raison me dicte de faire demi-tour une fois l’une de ces deux conditions rencontrée : 18 h 15 ou 3 000 m d’altitude. Laquelle sera atteinte en premier ?
Troisième branche : bercé dans le vent
18 h 13 et 30 secondes, 3 000 m pile poil, j’adresse mentalement au lac de Saint-André (à présent en vue face à moi) un « salut et à la prochaine fois » et engage mon demi-tour. On rentre au bercail !
Le retour au Cheval Blanc avec le vent dans le dos est très aisé. Je ne retrouve hélas pas mon beau +5 m/s, mais il y a encore de bons thermiques qui me remontent au plafond. C’est parti pour la chaîne de la Blanche ! Je vise les cumulus devant la Tête de l’Estrop où des planeurs enroulent.
Et c’est là, enroulant tranquillement ce thermique de début de soirée que je vois une aile delta venir vers moi depuis le nord. Je suis abasourdi ; qui ça peut bien être pour être dans le coin à cette heure-ci ? À mesure que l’aile s’approche je reconnais l’ancienne aile de François Isoard (une Combat GT comme moi) et donc devine que c’est Nicolas Boissières. Je le salue quand on se croise à la même altitude et repars vers là d’où il vient. J’apprendrai plus tard qu’il était sur la branche de fin d’un triangle de plus de 200 km depuis Laragne qu’il n’a hélas pas pu boucler.
Les crêtes de la Blanche filent en-dessous de moi à toute allure sans que j’aie besoin de faire le moindre virage. Je ne prends pas le temps de m’arrêter sur Dormillouse et file droit sur le Morgon. Les reflets du soleil, maintenant bien bas sur le lac de Serre-Ponçon, sont sublimes. Petite pause au Morgon dans un thermique tout doux pour admirer la vue et reprendre 200 m et c’est reparti vers la vallée d’Embrun.
Je suis surpris de trouver à nouveau des thermiques qui partent sous le vent du Morgon et j’en profite pour enrouler tout en dérivant vers mon but. Je suis à plus de 3 000 m quand j’arrête de dessiner mes spirales pour filer vent arrière tout droit vers le Queyras.
Je zérote sur une bonne partie de la route, si bien que j’arrive à Guillestre en ayant parcouru 23 km avec une moyenne de 80 km/h sans un seul virage et en n’ayant perdu que 750 m ! Ça fait une finesse moyennée de 30 ! C’est une sensation de dingue ! Et le plus dingue c’est qu’il est 20 h et que ça monte encore !
Un beau thermique tout doux au-dessus de Guillestre, suivi d’un peu de dynamique sur la Mayt (crête des Pareis) et pour finir, un beau mix thermique-dynamique, et voilà : je me retrouve à 3 100 m au-dessus d’un pic de Béal tout rosé du soleil qui se couche derrière les Écrins. Mystique, magique, j’en perds mes mots…
L’arrivée
Je me laisse glisser dans le vent vers le col d’Izoard, tout ébahi par ce qui vient de se passer. Sous moi, la vallée d’Arvieux est déjà gagnée par la pénombre.
Je tente un appel en radio, et surprise ! Pawel est toujours là ! Il mangeait tranquillement au restaurant de Brunissard avec sa femme. Il m’indique le sens du vent en radio. C’est de l’est faible, parfait pour le terrain en léger contre-pente qui m’attend. Je sors les jambes du harnais bien haut pour leur donner le temps de se réveiller après ces dix heures de confinement. J’ai appris à les bouger et leur prêter régulièrement attention en vol pour qu’elles ne s’engourdissent pas, et ça a bien marché car elles ont parfaitement joué leur rôle pour me ramener au sol comme une fleur.
La suite comporte tous les ingrédients du bonheur en barre : cris de joie, empoignades avec Pawel, appel des copains, réalisation (presque) de ce qui vient de se passer…
Le vol en chiffres :
- 284,37 km parcourus, en triangle FAI, c’est le nouveau record de France en triangle FAI !
- 9 h 59 de vol, dont :
- 50 minutes du décollage au premier point à la frontière italienne (24 km/h).
- 3 h 38 pour la première branche vers l’ouest (25,6 km/h).
- 3 h 17 pour la deuxième branche vers le sud (27,4 km/h).
- 2 h 06 pour le retour au col de l’Izoard (44,3 km/h).
- 9 min pour redescendre.
- Vitesse moyenne : 29,7 km/h.
- Plafonds : 3 807 m dans le Queyras, 3 600 m dans les Écrins, 3 700 m au pic de Bure.
- Vent : 15 à 20 km/h sud.
- Plus longue transition : 23,5 km.
- Barres de céréales mangées : 0. J’étais tellement sous adrénaline que je n’ai pas eu faim. J’ai vite remédié à cela une fois au sol.
La trace est téléchargeable sur la CFD et les records de France sont consultables sur cette page. Les records de France en classe 1 et 5 n’ont pas beaucoup bougé depuis les années 2000. Plus grand monde ne fait de la très longue distance (parmi les rares pilotes qui la pratiquent régulièrement de nos jours, nous avons Alain Chauvet et Mark Haycraft, deux amis de très bon conseil). Le précédent record de France en triangle FAI a été réalisé par Antoine Boisselier en 2014 depuis Saint-Hilaire-du-Touvet (280,7 km).
À côté de cela, le niveau français a explosé en parapente et des records mondiaux de distance sont battus en France ! Certes, il y a 40 parapentistes pour 1 deltiste et ils volent en groupe, mais ça nous montre clairement que le potentiel est là pour faire de longs vols. J’espère que ce nouveau record insufflera une envie d’avaler les bornes chez nos jeunes et moins jeunes pilotes delta ! D’autant plus qu’il y a beaucoup de marge sur ces records : j’ai pu parcourir 284 km tout en étant clairement inefficace sur les deux premières branches à cause du fort vent, de mauvais choix tactiques et du fait d’avoir volé seul. Le triangle de 300 km est réellement à portée de main, et les triangles de 350 km que nous ont montrés les parapentes sont eux aussi réalisables ! Sans parler de la distance libre, dont le record actuel en classe 1 date de 1994… plus de 30 ans !