QUI A INVENTÉ LE DELTAPLANE ?
On peut choisir de faire remonter l’histoire du deltaplane à l’Allemand Otto Lilienthal en 1891, ou à l’Américain Octave Chanute en 1896, ou au Français Jan Lavezzari en 1904.
Le premier effectue plus de 2 000 vols, mais ses ailes sont complexes et difficiles à construire ou à réparer, avec un système de contrôle peu efficace (Lilienthal décèdera dans un accident).
Le deuxième conçoit, construit et fait voler un biplan ; les plans de l’aile se vendent bien, l’appareil est relativement simple à construire, mais il n’offre pas un contrôle suffisant en cas de turbulences et il est fragile en cas d’accident.
Le troisième invente la première aile biconique et s’envole à partir des dunes de Berck (son meilleur vol enregistré : 25 m de distance et 10 m de dénivelé en 30 secondes). Là encore, le système de contrôle est limité et l’aile n’a pas de futur.
Plusieurs brevets d’ailes biconiques sont déposés dans la première moitié du XXe siècle : celles de Lee et Darrah ou Wanner (cf. illustrations) en particulier rappellent la forme de nos deltaplanes, mais aucune ne se concrétise dans une véritable aile volante. Plusieurs ailes décollables à pied sont testées dans cette même première moitié de siècle par Chardon, Gabriel Hanot, Willy Pelzner… sans avenir.
Le brevet déposé par Lee & Darrah fait clairement apparaitre les deux cônes caractéristiques que Ion retrouvera sur les premières alles delta
Pareil pour le brevet de Wanner, tout ceci date de la première moitié du 20e Siècle
Au début des années cinquante, le concept d’aile souple (flexible kite) apparaît aux États-Unis. William Allison et Francis Rogallo déposent leurs brevets ; celui de Rogallo est pour une aile bicylindrique, pas biconique. Après un long procès devant le bureau des brevets, Rogallo reconnaît en 1955 qu’Allison l’a précédé et qu’il est l’inventeur de l’aile souple.
CONCESSION D ANTÉRIORITÉ
Ayant pris en compte les preuves documentées disponibles pour les deux parties, concernant les dates d’invention relatives au suet du litige cité en objet, nous, Gertrude Sugden Rogallo et Francis Melvin Rogallo, partie au dit litige, concédons ici l’antériorité de l’invention sur le sujet faisant l’objet du dit litige, à William M. Allison, comme premier et véritable inventeur, et demandons la clôture du litige en conséquence.
Allison fera évoluer son concept et créera le Sled Kite, un des cerfs-volants les plus construits au monde : il ouvrit la voie aux cerfs-volants dits semi-rigides. Rogallo commercialisera son Flexikite sans beaucoup de succès.
En 1936, Francis Rogallo avait rejoint le NACA (National Advisory Committee for Aeronautic). Il avait essayé de le convaincre de consacrer temps et ressources à l’étude des ailes volant à basse vitesse, sans succès. En 1958, le premier vol du Spoutnik russe change la donne. Le NACA devient la NASA (National Aeronautic and Space Administration) et Rogallo la persuade de créer une division consacrée à l’aile souple ou semi-souple, bientôt appelée Paraglider Development Program. Le but est de ramener au sol les capsules spatiales avec un système qui puisse être dirigé. Rogallo est l’un des chercheurs puis, au début des années soixante, il n’est plus que le responsable de la soufflerie à basse vitesse qui teste les ailes des autres. Initiateur du projet, il est chargé de le promouvoir.
C’est ainsi qu’en 1962, dans l’introduction surréaliste d’un rapport à la NASA (Flexible Wing Research and Development), Rogallo écrit que toutes les ailes souples développées par la NASA, par les entreprises sous-contractantes et par le ministère de la Défense (« Paraglider, Parawing, Flexikite, Flex-wing, Flight-Sail », etc.) sont des ailes Rogallo, et que « plus largement le concept d’aile souple » est rattaché à l’aile Rogallo. Alors qu’aucune des ailes dont il est question et devant lesquelles il se fera photographier n’est basée sur l’un des vingt-sept brevets Rogallo. Alors que l’aile souple est l’invention d’Allison.
Ce rapport est la première pierre de la fiction Rogallo (certains disent de la fraude Rogallo). Les Américains l’amplifieront en toute duplicité. Au tout début des années 70, Dave Kilbourne commercialise les plans de son Kilbo Kite, une aile Dickenson, qu’il tamponne, sur chaque page, « Rogallo Wing, modèle adapté de la NASA », alors que la NASA n’a produit aucun plan d’une telle aile et que l’apport de Rogallo est nul. Jusqu’à l’absurde quand le magazine Low and Slow de mars 1973 décrit l’aile de Lavezarri – 1904 – comme une « French Rogallo » ! La fiction est, hélas, toujours bien présente sur Wikipedia, Wikidelta et ailleurs.
Le plan de Dave Kilbourne, estampillé « aile Rogallo, conception adaptée de la NASA »
Rogallo connaissait Joe Faust, le rédacteur de la revue Low and Slow, et le laisse appeler « Rogallo » une aile qui volait en 1904, huit ans avant qu’il ne soit né
Pour son projet Paraglider, la NASA dépensera l’équivalent de quelque 250 millions de dollars d’aujourd’hui sans qu’aucune des ailes construites ne soit concrétisée dans quelque chose de pratique et durable. À commencer par la récupération des capsules spatiales, finalement confiée à des parachutes.
Le deltaplane voit véritablement le jour en Australie en 1963 et c’est John Dickenson qui l’invente. Électricien de métier, John n’en connaît pas moins les règles de l’aérodynamisme : il a construit son propre gyrocoptère. Pour le festival annuel local, son club de ski nautique lui demande de construire un cerf-volant tracté. Il n’a pas de budget (il dépensera de sa poche 40 $ d’alors, 700 $ d’aujourd’hui) et son cerf-volant n’est supposé servir que pour le festival. Son approche est alors libre de tout préjugé. Il veut juste que l’aile vole un peu plutôt que seulement traîner. S’il avait dû construire un avion, il serait certainement parti dans une autre direction, avoue-t-il. Ce n’est qu’une fois en l’air – et à de nombreuses reprises – qu’il réalise ce qu’il a construit.
John travaille d’abord sur des modèles rappelant les ailes de chauves-souris ; trop performants pour être tractés par bateau, trop compliqués à construire. Dans une revue, on lui montre un prototype d’ailes à deux lobes. John s’en inspire et adopte une structure très simple qui supporte une aile biconique. Le véritable coup de génie est l’addition d’une barre de contrôle triangulaire et, pour le harnais, d’un point de suspension sur la quille : l’aile devient parfaitement contrôlable.
Mai 1963. John Dickenson teste sur un modèle réduit le système de controle pendulâire.
Septembre 1963. Rod Fuller pilote la Mark 1b à Grafton, Nouvelles Galles du Sud.
Une page des plans de la Mark 3 que Dickenson envoie à Rogallo en novembre 1964.
Les premières ailes de Dickenson utilisent des matériaux rudimentaires mais suffisamment sûrs et solides tels que des feuilles de plastique pour la voile, du bois pour les longerons, du fil de corde à linge pour les câbles. Les ailes suivantes évoluent pour aboutir à une structure en aluminium, une voile fabriquée par un voilier et des câbles ajustés et sertis.
En 1964, Rogallo envoie à Dickenson la première lettre d’un échange qui en contiendra quinze : un ami commun lui a parlé de son aile et il « serait très intéressé d’obtenir autant d’informations qu’il pourrait lui envoyer de façon pratique. » Dickenson lui envoie deux pages d’instructions précises sur les composants de l’aile et son attitude en vol et dix pages de plans détaillés sous toutes les coutures. Dans sa réponse, Rogallo écrit qu’il « espère faire des copies des plans et peut-être trouver des individus ou des groupes pour construire une aile similaire ». Il n’y a pas de trace du fait qu’il ait jamais partagé ces informations, en particulier avec la NASA dont les ressources quasi illimitées étaient à sa disposition, ni qu’il ait construit une aile similaire.
Les ailes Dickenson séduisent les skieurs nautiques australiens et leur public. Les magazines spécialisés en font leur une. Au championnat des Nouvelles Galles du Sud, en 1967, la classe Delta Plane est créée. Entre 1964 et 1972, Ron Nickle effectue professionnellement pour le Tweed Heads Ski Gardens des milliers de vols de démonstration. L’aile, plusieurs fois rétrofitée, est conservée au Evans Head Heritage Aviation Museum (Nouvelles Galles du Sud).
Ron Nickel et sa Mark 3a. Tweed Heads, 2009.
À partir de 1967, Mike Burns et son Aerostructures produisent l’aile. John Dickenson, ses compères Rod Fuller et Pat Crowe et les pilotes qu’ils forment (Ray Leighton, John Revelle, Bill Moyes, Bill Bennett et bien d’autres) effectuent des centaines de vols, plus hauts, plus longs (six heures pour John !), mais toujours tractés. John se rappelle avoir décollé à pied d’une pente, mais comme il n’a fait que raser le sol, il considère que ça n’a aucune importance.
Les ailes de John (de la Mark I en 1963 à la Mark VI en 1969) sont robustes, capables de résister à de nombreux crashs, commodes à transporter et à stocker. Elles sont surtout faciles à faire voler et à contrôler. Leur conception peut être comprise dans l’instant en regardant une photo. Elles peuvent être reproduites pour quelques dollars sans connaissances, outils ni matériaux particuliers, et être immédiatement utilisables. Le système de contrôle pendulaire est simple, intuitif, efficace. Ces ailes sont si faciles que l’on pourra bientôt devenir homme volant et réaliser le rêve d’Icare simplement en décollant d’une colline (cours, cours !) et en apprenant à piloter pendant la descente.
C’est ce que comprennent les deux Bill. En 1969, chacun de leur côté, ils font le tour du monde et présentent l’aile Dickenson. Leurs vols et leurs cascades contribuent à la faire connaître. Bientôt, Bennett aux USA et Moyes en Australie produisent et vendent des copies des ailes Dickenson. Bennett ira jusqu’à déposer et obtenir en 1972 un brevet qui reproduit exactement les plans de Dickenson. Quelque trente ans plus tard, dans le documentaire Big Blue Sky, il fera amende honorable en avouant que le brevet ne pouvait être attribué qu’à Dickenson.
Au début des années soixante-dix, ailes Chanute ou biconiques volent ici et là. Lors du fameux rassemblement dédié à Lilienthal à Balboa, Californie, le 23 mai 1971, les Batso, Hang Loose et autres Bamboo-Butterfly et leurs systèmes de contrôle déficients montrent leurs limites : le « fly-in » est plutôt un « crash-in ». Ce sera leur chant du cygne.
Partout où Moyes ou Bennett passent, ils prouvent l’évidente supériorité des ailes Dickenson, les seules vraiment pilotables. Les copies se multiplient. Dans le monde entier, le nombre des ailes Dickenson passe de quelques dizaines en 1969 à des milliers en 1974, lorsque naît la FFVL.
1971 en Califorme : le contrôle cauchemardesque d’une Bamboo-ButterfIy
1965 en Nouvelles Galles du Sud : le contrôle paisible d’une Mark III
En 1972, dans le dernier des rapports que Rogallo présente à la NASA (Flexible Wings for Transportation), Rogallo réalise l’exploit de décrire l’aile de Dickenson et ce qu’elle accomplit, photos incluses, sans se référer une seule fois au nom de son inventeur, mais en nommant les Américains Barry Hill Palmer comme ayant construit une « Flexible Wing » en 1962 et Dave Kilbourne comme étant le « démonstrateur » des ailes photographiées.
La magie de l’aile Dickenson réside dans la simultanéité parfaite entre extrême simplicité, pilotabilité et copiabilité. Aucun autre aéronef de l’histoire n’est aussi facile à construire, piloter et reproduire que l’aile Dickenson. Plus de soixante ans après sa création, elle reste le modèle de référence pour les deltaplanes de classe Sport.
John Dickenson a reçu pour sa contribution exceptionnelle à l’histoire de l’aviation de nombreuses distinctions, dont la plus haute récompense de la Fédération aéronautique internationale (FAI) : la Gold Air Medal.
John Dickenson est décédé le 5 juillet 2023